Lire Paulette Nardal, pionnière de la pensée noire francophone à (re)découvrir

écrire le monde noir

« Écrire le monde noir » : ce titre résonne comme un manifeste. C’est, en effet, celui d’un ouvrage essentiel, publié chez rot-bo-krik, qui rassemble pour la première fois les articles, récits et nouvelles de Paulette Nardal, écrivaine, traductrice et journaliste martiniquaise, rédigés entre 1928 et 1939, à Paris. Longtemps restée dans l’ombre des grandes figures de la Négritude, elle mérite pourtant que l’on s’attarde sur sa plume et que l’on mette en lumière son influence intellectuelle.

Qui était Paulette Nardal ?

Fille de l’élite martiniquaise, diplômée de la Sorbonne, Paulette Nardal (1896-1985) fait de son salon à Clamart un lieu d’effervescence intellectuelle afro-diasporique, aux côtés de ses sœurs Jane et Andrée. C’est là que se rencontrent étudiants, artistes, penseurs venus des Antilles, d’Afrique ou des États-Unis. En 1931, elle cofonde La Revue du monde noir, publication bilingue (français-anglais) avec le dentiste haïtien Léo Sajous : un jalon fondamental pour penser l’unité des peuples noirs et jeter les bases d’un « internationalisme noir ».

Une autrice lucide et engagée

Dans ce recueil, on découvre une écrivaine engagée, fine observatrice des enjeux politiques, sociaux et culturels de son époque. Elle y aborde les réalités coloniales, l’expérience de l’exil, les rapports de classe et de race, tout en exprimant un attachement profond à la Martinique, dont elle évoque fréquemment les paysages et les traditions.

Plusieurs textes sont consacrés à la figure de l’Antillaise, qu’elle dépeint tour à tour comme travailleuse, musicienne, brodeuse, commerçante ou femme de foyer. Dans Femmes de couleur: l’Antillaise (1930), elle brosse un portrait à la fois élogieux et normatif :

 » Elle n’est pas la nonchalante fille que les romanciers du siècle dernier se sont plu à dépeindre. Plus de hamacs. Plus d’éventails. L’Antillaise, tôt levée, travaille autant que ses soeurs blanches. « 

Ses textes sur la vie quotidienne côtoient des analyses géopolitiques précises : situation des ouvriers agricoles, culture de la banane, ou encore mécanismes d’assimilation. Elle suit de près l’actualité coloniale, et plusieurs de ses articles, publiés dans Le Périscope africain ou La Revue du monde noir, résonnent encore avec les débats contemporains.

Une conscience « identitaire » et politique en éveil

Parmi les textes marquants du recueil, on trouve ceux consacrés à l’agression de l’Éthiopie par l’Italie fasciste. Nardal y perçoit un tournant dans l’éveil d’une conscience noire mondiale :

« Les Noirs voient, à tort ou à raison, dans cet empire millénaire la justification de ce sentiment si naturel qu’est la fierté (et non l’orgueil) de race dont ils ont été si longtemps sevrés. »
(Levée races, Le Périscope africain, 1935)

Elle analyse avec lucidité comment les conflits de l’époque ont ravivé une solidarité panafricaine. Sa pensée s’inscrit dans une dynamique transnationale, en dialogue avec l’histoire et les luttes des peuples noirs.

« […] au cours de leur évolution, leur curiosité intellectuelle s’est tournée vers l’histoire de leur race et de leurs pays respectifs. »
(Éveil de la conscience de race, La Revue du monde noir, 1932)

L’article « L’internationalisme noir », écrit par sa sœur Jane (février 1928, ajouté en annexe), témoigne aussi de cet élan :

« (…) Dorénavant, il y aurait quelque intérêt, quelque originalité, quelque fierté à être nègre, à se retourner vers l’Afrique, berceau des nègres, à se souvenir d’une commune origine. »

Un héritage ambivalent

Mais lire Paulette Nardal aujourd’hui, c’est aussi se confronter aux paradoxes de son époque. Si elle a indéniablement inspiré les futurs chantres de la Négritude, certains de ses propos laissent transparaître une intériorisation des préjugés coloniaux.

Elle évoque à plusieurs reprises la figure du « Noir évolué », une expression problématique par sa connotation hiérarchique :

« Le Noir, si évolué qu’il soit, reste un sentimental. »

Dans « L’évolution familiale et sociale des femmes noires », elle écrit :

 » Dans ces îles, Guadeloupe, Martinique, sur le continent américain, à la Guyane française, dans le Pacifique, à la Réunion, terres dont trois cents ans de colonisation française ont complètement réalisé l’assimilation, le problème de la mère au foyer ne présente pas de différences essentielles avec les problèmes métropolitains. 

Nous avons affaire à des populations qui seront bientôt arrivées au terme de leur évolution et que leur éducation chrétienne rend particulièrement accessibles aux nécessités de l’action sociale »

Et plus loin :

« L’œuvre à accomplir auprès de la femme indigène demande beaucoup de dévouement et de patience de la part de son aînée en civilisation : je veux dire la femme blanche. « 

Ces formulations peuvent aujourd’hui heurter. Mais les replacer dans leur contexte, sans les excuser, permet de mieux comprendre les tensions internes à la pensée de Nardal, tiraillée entre admiration pour la culture française, l’éducation chrétienne et volonté d’émancipation du « monde noir ».

Une voix à relire avec nuance

Ce recueil ne livre pas une pensée figée, mais bien le cheminement intellectuel d’une femme noire dans une époque marquée par l’entre-deux-guerres, le colonialisme, l’émergence des nationalismes et la montée des fascismes. Son regard sur le monde noir est à la fois critique, poétique, informé et profondément habité par une quête de sens et de justice.

Si certains textes peuvent aujourd’hui déranger, ils n’en sont pas moins déterminants pour comprendre l’histoire des idées noires, leurs contradictions et leurs possibles.

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